Le but de ce blog est de parler de la beauté, de la famille et de la sexualité en prenant appui sur la communauté Guin et Mina. La communauté Guin et Mina a une culture riche de plus de 3,5 siècles mais peu connue. Aujourd'hui, cette communauté n'est visualisée qu'à travers les pratiques sexuelles peu positives d'une minorité de femmes guinnou ou Mina. Ce blog revisite l'organisation sexuelle du peuple Guin et Mina à travers le temps (approche diachronique) afin d'en tirer des inspirations susceptibles de façonner notre mode de vie contemporain. Mot clés : #Beauté, #Sexualité, #Famille, #Guin, #Mina
24 Mars 2020
L'organisation sociale en général, et l'organisation sexuelle en particulier, sur l'aire culturelle Guin et Mina subit de plein fouet les influences de la modernité depuis plusieurs décennies.
Cette deuxième partie de ma recherche aborde, sans tabous, l’ensemble des clichés véhiculés sur les femmes «GƐn»/Mina principalement, sans marginaliser la sexualité des hommes également. De la séduction à la question des métiers de sexe, tous les items liés à la sexualité des femmes «GƐn»/Mina sont explorés, les causes recherchées et les conséquences analysées, de l’intérieur, avec le peuple concerné, dans une perspective à la fois compréhensive et évolutionniste.
La question qui se pose, en toile de fond, à propos de l'organisation sexuelle sur l'aire culturelle Guin, est de savoir concrètement comment les «GƐn»/Mina, qui étaient hier des références en matière de « bonne éducation » donnée à leurs enfants et des pourvoyeurs des « bonnes épouses », sont aujourd’hui étiquetés comme étant une communauté où les filles/femmes vont facilement au sexe, une facilité qui cache des non-dits d’une éducation sexuelle défaillante ? Que s’est-il passé avec le temps sur le plan de la sexualité chez les «GƐn» et Mina ? Les clichés véhiculés valent-ils pour l'ensemble de la communauté Guin ? Telles sont autant de questions élucidées au cours de cette recherche.
Alors que dans la précédente partie, le développement s’est fondamentalement focalisé sur les données collectées auprès de la catégorie des séniors et des notables, dans la présente partie, les données exposées ici sont collectées auprès de l’ensemble des « enquêtés », toutes catégories confondues. Ainsi, dans une démarche diachronique et croisée, les points de vue et l’expérience en matière de sexualité des adultes d’âge moyen et des jeunes seront confrontés à l’analyse que font les aînés de l’évolution de la question de la sexualité des «GƐn»/Mina à travers le temps.
Quatre principaux champs d'analyse seront abordés ici, à savoir :
S’il y a un point qui est revenu régulièrement au cours de l’enquête de terrain, c’est celui portant sur l’effondrement du modèle éducatif, certes rigide, mais référentiel qu’avaient reçu les aîné.es.
Aujourd’hui, le fouet a disparu du processus de socialisation ; les droits des enfants sont partout promus avec l’interdiction des sévices corporels ; l’alliance par échange a fait entrer de nombreuses épouses d’autres ethnies et d’éducation peu solide à Agoué ; les hommes assument, de moins en moins, leurs responsabilités de père de famille et abandonnent les enfants à la charge de leurs épouses ; les femmes, pour subvenir aux besoins de leurs enfants, sont parfois obligées de "vendre" leur corps, etc. ; telles sont les nombreuses causes qui ressortent des données collectées pour justifier l’effondrement du modèle éducatif exemplaire des «GƐn»/Mina d’Agoué d’autrefois. Voici quelques extraits d'entretien en guise d'illustration :
« […] les enfants d’aujourd’hui ne sont plus bien éduqués. [Moi : pourquoi faites-vous une telle affirmation ?] Voyez-vous ? Hier, l’éducation était une affaire de toute la communauté. Si un enfant s’était publiquement mal comporté, quiconque l’avait reconnu comme étant l’enfant de telle personne, le corrigeait instantanément et le raccompagnait jusqu’auprès de ses parents ; en faisait le rapport aux parents, et, en présence de ce tiers, les parents également le frappaient une seconde fois. Mais aujourd’hui, si un tiers touche à un enfant qui s’est mal comporté publiquement, cet enfant rentre chez lui et va faire appel à ses parents (la maman notamment). La maman vient retrouver cette tierce personne, soit l’insulte proprement, soit se bagarre avec elle, en présence de l’enfant. Face à l’attitude d’une telle mère, comment voudriez-vous que les enfants respectent les adultes ? C’est ainsi que l’éducation des enfants s’est progressivement détériorée.
S’agissant des papas, le constat est encore plus alarmant. Ils n’existent que de nom. Ce sont les mamans qui s’affairent et se préoccupent de l’éducation des enfants. Le père, qui part au travail le matin et revient le soir, ne sait pas grand-chose du processus éducationnel des enfants. S’il rentre le soir et constate que son enfant n’est pas présent à la maison, il ne s’en offusque pas, il ne pose aucune question à propos.
La situation est telle qu’aujourd’hui si le comportement d’un enfant te choque dans la rue et toi, adulte, tu l’interpelles, cet enfant te pose directement la question de savoir « en quoi est-ce que cela te regarde? es-tu mon père ou ma mère ? Ou as-tu déjà fini d’éduquer tes enfants chez toi pour venir te préoccuper de mon cas ?, etc. », des répliques tout autant choquantes que leur écart de comportement initial. Cette situation a progressivement dissuadé quiconque d’intervenir dans les affaires malsaines concernant les enfants d’autrui.
Regardez celui qui est assis là-bas [un adulte, quinquagénaire, est doigté], il n’a pas d’autorité sur les enfants de ses frères germains. Autrefois, on disait « c’est mon neveu, c’est ma nièce, j’ai le droit de le/la corriger [le/la taper] » ; aujourd’hui, plus personne ne s’octroie un tel droit ou une telle autorité. Si jamais, il se laisse à un tel abus, bien que résidant dans la même cour, la maman de l’enfant réagit immédiatement : « à chacun, ce qui le regarde ». C’est cette forme d’éducation qui domine actuellement. Ce qui fait que les enfants sont devenus irrespectueux.
Le respect avait existé : quand un adulte te dit « arrête », tu sursois immédiatement à l’acte que tu es en train de poser ; quand un adulte te dit « baisse la tête ou agenouille-toi », tu t’exécutes immédiatement, etc. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, tout ce respect a disparu. [Moi : Comment un tel revirement situationnel s’explique-t-il, s’il vous plaît ?] Agoué est aujourd’hui une ville cosmopolite. De nombreuses épouses sont ramenées d’ailleurs. Elles avaient reçu une éducation différente de celle que les Guinnou donnaient à leurs enfants. Je vous avais dit que c’est la maman qui éduque les enfants. C’est ainsi que, progressivement, les mamans mal éduquées ont changé le cours de la qualité de l’éducation à Agoué : « évinon moun hô kpakpla o yébé lasso dô dévia min o » [exclame-t-elle en Mina] [entendu « la maman n’a pas reçu la bonne éducation qu’elle devrait investir dans l’enfant »].
Mais, une part des responsabilités incombe aussi aux papas. Si un papa jouait pleinement sa part d’autorité dans le processus d’éducation de son enfant à travers des interpellations, des punitions, des voix d’autorité, etc., un tel enfant reçoit une bonne éducation. Voilà qu’aujourd’hui, la plupart des hommes sont désintéressés et indifférents de l’éducation de leurs enfants, ils ne s’impliquent pas vraiment dans le processus. À quel résultat vous attendez-vous ? » (Une aînée de 80 ans).
Le constat posé par cette aînée de 80 ans aborde dans le même sens, presque trait pour trait, que de nombreux autres extraits d’entretien. Un jeune enquêté de 20 ans l’acquiesce aussi : « […] je pense que l'éducation des grands parents est meilleure à celle de nos parents et, cette dernière meilleure à la nôtre. Aujourd'hui, avec l'évolution de la technologie et les différentes applications WhatsApp, Facebook et les autres, nous n'accordons plus d'importance aux études, le respect n’y est plus et aussi, nous les garçons, très tôt déjà on ne pense qu'aux filles, alors que, par le passé, quand tu étais avec une fille et tu voyais un parent venir, on fuyait, mais aujourd'hui, on ne s'inquiète même pas et on va même présenter la copine aux parents, et les parents aussi ne disent rien. Je pense que l'éducation des grands parents est complètement différente de celle donnée aujourd'hui, par exemple, par le passé, quand deux personnes âgées causent, tu ne peux pas rester dans les alentours, mais aujourd'hui, sans même qu'on nous invite, on va s'asseoir à côté d'eux, comme si, l'invité était venu nous voir, dans le passé, tu ne pouvais pas avoir ce courage ». Un autre jeune enquêté de 18 ans complète cette affiche : « […] par le passé, les valeurs et les règles étaient respectées par nos parents, aujourd'hui, nous ne respectons plus rien, et ce non-respect joue négativement sur nous et jouera sur nos enfants, cela peut freiner notre évolution dans la vie active ».
Une enquêtée de 45 ans, divorcée, met davantage l’accent sur le manque de responsabilité des pères comme cause d’une telle situation : « La cause principale de la dérive sexuelle dans le rang des jeunes est due au fait que l’homme, chef de famille, n’assume pas ses responsabilités financières dans le ménage. Prenons un ménage dans lequel l’homme n’assume pas ses responsabilités : ne donne rien à son épouse ni à ses enfants ; voilà que les enfants (les filles) vont à l’école et observent le train de vie de leurs camarades, les objets qu’ils possèdent, leurs tendances, etc. Tout ça pourrait plaire à mes enfants. Alors que moi, la maman, je n’ai pas la capacité financière de les satisfaire. Dans un tel contexte, les filles à qui des garçons offrent des présents, n’hésiteront pas à les prendre. Et toutes les filles n’ont pas l’audace de dire à leurs mamans qu’elles ont reçu les présents des garçons ».
En un mot, les valeurs cardinales connues jadis, à Agoué, en matière d’éducation n’existent plus ou ne sont plus respectées par la jeune génération. Les jeunes gens s’octroient plus d’espace de libertés qu’il n’en faut et les parents semblent devenir impuissants face à une telle situation de liberté outrancière de leurs enfants. Ce contexte est davantage aggravé par la défaillance de certains parents quant à leurs devoirs de satisfaire aux besoins élémentaires de leurs enfants, sinon tout au moins, de leur offrir un minimum de décence.
L’on peut ici s’aligner sur l’analyse de Bernard Lahire dans « L’homme pluriel » publié en 2001. L’auteur évoque que l’individu vit aujourd’hui une pluralité de mondes, se construit par rapport à des modèles pluriels et dès lors, l’on ne peut l’appréhender en tant qu’acteur pluriel. Et l’on constate avec impuissance que l’attitude des jeunes gens ne répond plus en rien du modèle déterministe de la socialisation qu’avaient élaboré, en leur temps et à partir des observations de leur époque, les auteurs comme Émile Durkheim (1902-1903 ; 1922) ; Ralph Linton (1945) et Abram Kardiner (1961) ; Margaret Mead (1949) ou Pierre Bourdieu (1990 ; 1998) pour ne citer que ceux-là.
Que ce soit par l’approche universaliste, structuraliste ou culturaliste, ces auteurs avaient soutenu, d’une manière ou d’une autre, qu’à travers la socialisation, la société transmet ses normes et ses valeurs communes à ses membres dans l’optique que ceux-ci se ressemblent tant soit peu. Malheureusement, l’on constate aujourd’hui que les jeunes clament leur appartenance à un même espace culturel physique que leurs aînés tout en se singularisant par les valeurs (les leurs qu’ils élaborent en contact de nombreux schèmes différents voire opposés) et par les normes (de provenance multiple : l’État central jouant le régulateur par excellence aujourd’hui sans mettre en place dans les localités un système de contrôle efficace, contrairement à hier où tout était du ressort de la royauté avec un suivi strict au sein de chaque communauté).
Aujourd’hui, le « moi » -la singularité- semble primer sur le « nous » de la société -la collectivité-, l’influence énormément, le transforme, sinon le « dénature ». Nous sommes résolument en présence d’une combinaison de modèles de socialisation où transparaît fortement le modèle interactionniste et le modèle de réflexivité subjective de l’être socialisé que nous proposent les auteurs comme George Herbert Mead (1934) ; Erving Goffman (1953 ; 1959 ; 1974) Jean-Claude Kauffman (2001) et Bernard Lahire (2001 ; 2005) pour ne citer que ces auteurs-là. Unanimement ces auteurs soutiennent d’une part que l’individu et la société s’inter-influencent, et d’autre part que l’individu est une personnalité hybride construite grâce à l'intériorisation des schèmes, normes et valeurs provenant de différents contextes sociaux qu’il parcourt. Chacun retravaillant ces schèmes en fonction de ses traits de caractère pour leur donner une singularité sans précédent.
Or, les «GƐn» et les Mina sont un peuple qui voyage beaucoup, sillonne d’autres contextes sociaux et se moule dans les valeurs et les normes de ces contextes-là : « nos filles voyagent beaucoup, elles vont étudier ailleurs, et certaines copient l'éducation des autres peuples » souligne l’un de mes enquêtés. Une fixation est faite ici sur les filles, mais ce qu’il dit vaut également pour les garçons de l’aire culturelle «GƐn»/Mina. Dans ce contexte précis de circulation des «GƐn»/Mina dans divers endroits du monde, il devient une quasi évidence que, générations après générations, les valeurs et normes des «GƐn»/Mina subissent une transformation, due à l’introduction de nouveaux schèmes et de nouvelles pratiques. Car, le plus souvent ces derniers se trouvent en forte opposition avec les valeurs et normes internes assez « trop rigides ». L’on peut donc trouver ici une première explication du rejet de certaines valeurs et normes traditionnelles par les jeunes générations.
[1] Autrefois, la rue aussi existait mais elle était canalisée par le contrôle social. Aujourd’hui, la rue a pris les couleurs de la modernité : moins de contrôle social, plus de libertés et les causeries qui s’y déroulent portent davantage sur ce qui est véhiculé dans les médias pour affiner les possibilités de libertés. Si les causeries portent sur ce qui se passe au sein des familles en terme rigueur, c’est pour asseoir des stratégies pour s’y déroger ; les stratégies désobéissance.
Autrefois, les échanges de femmes se faisaient entre différentes communautés ayant approximativement des rigueurs similaires en matière éducative ; autrefois également, les épouses venues d’ailleurs se soumettaient rigoureusement aux valeurs, principes et normes de leurs lieux d’alliance, à défaut elles devaient transiter par les couvents, vus ici comme des lieux de socialisation ou d'apprentissage.
Aujourd’hui, plus rien n’est comme avant, c’est la situation inverse qui s’observe.
C'est ce qui m'amène à dire qu'une autre explication de la difficile conservation des valeurs et normes traditionnelles en l’état pourrait bien se situer sur le terrain de l’échange des femmes, une théorie chère à Claude Lévi-Strauss (1949) fortement discutée par Maurice Godelier (2010) et Pierre-Joseph Laurent (2010), pour ne citer que ces auteurs-là.
En effet, de nombreux enquêtés l’ont souligné, l’échange des femmes a révolutionné l’assiette des valeurs et normes éducatives sur l’aire culturelle «GƐn»/Mina, car là-bas, l’éducation incombe, au premier chef, aux mamans. Or, il est souligné à plusieurs reprises que, aujourd'hui, les femmes « importées » 1) s’opposent à une éducation communautaire de leurs enfants ; 2) tout en n’ayant pas reçu, elles-mêmes, une éducation de référence à inculquer aux enfants : « évinon moun ho kpapla ô yébé lasso dô dévia min ȯ » regrettait une aînée lors des enquêtes (entendu « la maman n’a pas reçu la bonne éducation qu’elle est censée investir dans l’enfant »). À cet égard, il va de soi que progressivement les valeurs référentielles de l’espace culturel «GƐn»/Mina soient remplacées par des attitudes nouvelles qui ne font plus l’unanimité et ne sauront être érigées au rang de valeurs.
Une autre explication du rejet pacifique de la tradition se trouve sur le terrain de l’universalité des droits de l’enfant (sinon, des droits de l’Homme). En effet, depuis au moins deux décennies voire plus, l’on constate partout en Afrique, une prolifération des ONG (à partir des années 90) qui ont vulgarisé les droits de l’Homme et surtout les droits des enfants, relayés dans toutes les localités, même les plus reculées, via les médias locaux, ou de bouche à oreille. Dès lors, plus rien n’est comme avant ici aussi.
L’on assiste surtout sur ce terrain-ci à de nouveaux revers pour la tradition. Carole Dely (2007, p.2) menait, bien à point, la réflexion selon laquelle « s’il est vrai que la tradition impose des idées et des valeurs au nom d’une autorité que l’on ne doit pas discuter par principe, il pourra sembler légitime de la remettre en question, voire de la rejeter. […] Si la tradition est reçue, si elle est un héritage transmis, ce n’est qu’individuellement que l’on peut véritablement répondre d’un héritage [disait-elle]. [Or], ″Répondre de″, c’est répondre librement, en son nom et pour soi-même ; à cette condition logée dans le cœur de l’individu, la tradition pourrait apparaître sous une figure autre que l’autorité pure et simple. Ceci mènerait à reconnaître que toute tradition dépend d’abord de l’écoute de ceux à qui elle est transmise ». Et bien c’est sur ce terrain-ci (celui non seulement de l’écoute mais aussi de l’exécution) que se joue principalement aujourd'hui le sort de la tradition.
En effet, les jeunes gens disent aujourd’hui avoir « des droits » ; connaître « leurs droits » et ne veulent plus se soumettre à la force contraignante de la tradition. Les jeunes gens veulent prendre précocement leurs libertés, se soustraire très tôt de l’autorité des parents et celle de la société d’une part, et d’autre part, ils ont appris à l’école, dans les rues, sur les antennes des radios et télévisions, etc. qu’ils peuvent réclamer, voire faire exiger le respect de leurs droits. Ces autres instances de socialisation indiquent également les voies par lesquelles les jeunes peuvent se plaindre (les numéros des services sociaux ou de la police sont indiqués).
Lors de mon enquête de terrain, j’ai appris qu’un enfant de dix ans était allé porter plainte contre son papa pour sévisses corporelles ; une jeune fille fit de même pour avoir été ligotée et tapée toute la nuit pour déviances sexuelles. Autrefois, ces pratiques étaient « normales » au nom de la tradition ; aujourd’hui, elles ne le sont plus, au nom de la loi et des principes internationaux : tous traitements inhumains et dégradants sont dorénavant interdits.
Les autorités traditionnelles l’ont ainsi intégré. Le roi du palais de Lolan nous dit ceci : « Hier, le roi était détenteur de tous les pouvoirs sur sa société. Il était l’alfa et l’oméga en matière de pouvoir. Aujourd’hui, il y a un rétrécissement de son pouvoir, dorénavant, limité aux affaires internes de son clan. Même là, certaines affaires ne relèvent plus de son ressort comme les affaires pénales : ″fioha ô yélé kpatchè égbé″ [c’est l’autorité de l’Etat qui prime aujourd’hui]. Entre le palais royal et l’administration, il y a certes un lien de collaboration, mais c’est l’autorité de l’Etat qui s’impose aujourd’hui. […]. Hier, les couvents étaient des lieux d’éducation, d’apprentissage, et de construction de savoir, il y avait des métiers manuels que les adeptes apprenaient dans les couvents, en même temps que l’éducation morale, la transmission des valeurs et normes de la société. C’était rigide. Les adeptes récalcitrants étaient mis à genoux ou ligotés et bien tapés pour les ramener à l’ordre. Aujourd’hui, ces pratiques sont énormément adoucies ; les prêtres font attention, car en redressant un adepte par des coups corporels, si par malheur, il est blessé, il pourrait porter plainte contre le prêtre et celui-ci sera emprisonné. Tout le monde a pris conscient de la contrainte pénale qui pèse sur le système de dressage aujourd’hui […] » (Aného, le 10 août, 2018). Un ordre supérieur supplante la royauté aujourd’hui qui est l’ordre étatique qui vient brouiller tant soit peu les voies de transmission et de respect de la tradition.
À tout cela s’ajoute le contexte global d’aujourd’hui (évoqué plus haut) : la mondialisation dont les effets sont relevés ailleurs au Cap Vert, au Burkina Faso ou au Brésil par les anthropologues Pierre-Joseph Laurent (2010 ; 2012), Jacinthe Mazzocchetti (2012), matière de sexualité, s’observent et se vivent impuissamment par les aînés à Agoué également. En la matière, les jeunes gens ont bien d’autres référentiels que ceux communautaires par rapport auxquels ils se détachent de plus en plus.
Somme toute, loin d’insister sur un duel béant entre les instances modernes de socialisation (les écoles et autres centres de formation, les médias, les services sociaux, l’autorité de l’Etat, la rue, etc.), d’une part, et d’autre part les gardiens de la tradition (la famille, les anciens de la communauté, la royauté), l’on constate simplement que, contextuellement parlant, plus aucune condition n’est réunie aujourd’hui pour que la tradition soit conservée telle quelle. C’est en cela que je rejoins l’analyse qui suit :
Encadré n°3 : Quelques questionnements sur la conservation en l’état de la tradition
« La tradition est transmise et reçue, transmise pour être reçue, et c’est parce qu’elle est reçue comme héritage qu’elle apparaît comme tradition. Si en effet la tradition n’était pas reconnue comme telle par ceux qui la reçoivent, fût-ce pour la rejeter, elle ne serait pas « tradition ». Ceux qui la reçoivent en décident finalement : héritée du passé, la tradition se vit et existe au présent, le présent la réactive comme tradition, sans quoi elle ne serait rien.
Mais que veut dire hériter d’une tradition ? Est-ce que cela signifie préserver le passé sans rien en changer, et en ayant peut-être la responsabilité de ne rien en changer ? Faut-il respecter et sauvegarder la tradition comme telle, justement parce qu’elle est « la tradition » ? La difficulté est là, dans le côtoiement avec la notion d’autorité que toute tradition tend à représenter. En appelant au respect du passé, la tradition exige d’être conservée et respectée comme telle ; mais si elle a comme finalité d’assurer le devenir communautaire d’un groupe, ne risque-t-elle pas de contrarier le devenir de son évolution, qu’elle est pourtant censée sauvegarder, si elle retient voire aliène la communauté dans le passé ? Tout se passe comme s’il y avait appel à une responsabilité impossible. Comment recevoir et perpétuer la tradition comme telle, sans la trahir, si elle engage ceux qui en héritent à perpétuer un passé dont peut-être le présent ne veut plus, et parfois non sans raison ? »
Source : Dely (2007, p. 2).